En 1969, l’inventeur visionnaire Buckminster Fuller (nombreuses inventions et enseignant au MIT et à Harvard) publiait Operating Manual for Spaceship Earth, traduit en France sous le titre Manuel d’instruction pour le vaisseau spatial Terre.
Un demi-siècle plus tard, cet ouvrage résonne avec une force étonnante : Fuller n’avait pas seulement anticipé nos enjeux écologiques, économiques et sociaux, il avait aussi posé les bases d’une réflexion essentielle pour comprendre l’impact actuel de l’IA.
L’idée centrale de Fuller est simple :
Nous voyageons tous à bord d’un même vaisseau, aux ressources limitées, et notre survie dépendra de notre capacité à coopérer et à concevoir intelligemment les systèmes qui nous gouvernent.
La Terre comme un vaisseau spatial : une métaphore devenue réalité stratégique
Fuller compare la planète à un système fermé, autonome, fragile, un écosystème où rien ne se perd et où tout s’interconnecte.
Son constat : aucun pays n’est isolé, aucune économie n’est indépendante, et aucun acteur ne peut prétendre s’en sortir seul.
C’est précisément ce que nous vivons aujourd’hui :
- crise climatique mondiale
- interdépendances économiques
- innovations qui se diffusent à vitesse exponentielle
- ruptures géopolitiques instantanément globales
Et désormais, une technologie transversale qui agit à l’échelle planétaire : l’IA.
Fuller parle de « design global », c’est-à-dire une approche qui englobe une vision systémique, une coopération à grande échelle et une conception responsable.
Autrement dit :
Il ne s’agit plus d’optimiser des morceaux séparés, mais de comprendre comment chaque décision impacte l’ensemble du “vaisseau Terre”.
La critique de la spécialisation : une leçon pour la transformation et l’IA
Fuller dénonçait avec acuité la « fragmentation des savoirs ». Pour lui, la spécialisation rend les individus myopes, incapables de percevoir les interactions, les implications, les risques systémiques.
À l’ère de l’IA générative, ce message est encore plus crucial.
Nous entrons dans un monde où :
- les compétences se recomposent
- les métiers deviennent hybrides
- la capacité à relier, modéliser, comprendre les systèmes devient centrale
- la création de valeur dépend de l’intelligence collective augmentée
Penser en silo = obsolescence programmée. Penser en système = pertinence durable.
C’est exactement ce que Fuller souhaitait.
Automatisation, IA et futur du travail : Fuller l’avait vu venir
Dans son ouvrage, Fuller décrit l’automatisation non pas comme une menace, mais comme une opportunité de libérer du temps humain pour la créativité, l’apprentissage, la coopération.
En 1969, il écrivait déjà que :
- l’automatisation doit être au service de la société
- la technologie peut éradiquer la pauvreté si elle est distribuée intelligemment
- la valeur n’est pas dans les tâches répétitives mais dans la capacité humaine à concevoir
Aujourd’hui, remplacez « automatisation » par « IA générative » : le message est identique, mais les enjeux sont décuplés.
L’IA n’est pas seulement un outil : c’est un changement de paradigme sur la façon dont nous produisons, apprenons, décidons, collaborons.
Fuller nous fournit le cadre éthique et systémique pour ne pas la subir.
Le design global : le cœur du message (et la clé de la transformation actuelle)
S’il a travaillé en tant qu’ingénieur, Fuller ne parle pas d’ingénierie mais de design. Pas du design esthétique, mais du design comme discipline de résolution de problèmes complexes à l’échelle du système.
Ses principes — coopération, synergie, efficacité énergique, vision holistique — sont exactement ceux que nous utilisons aujourd’hui en design et en design thinking.
La vraie modernité du livre tient dans cette idée : concevoir pour l’ensemble du vaisseau, et non pour un acteur ou un marché isolé.
Cela demande :
- une vision long terme
- un leadership éclairé
- une organisation capable de s’adapter
- une culture collective tournée vers le progrès humain
- une capacité à articuler humains + technologies + écosystèmes
C’est littéralement le programme de la transformation du XXIᵉ siècle.
Pourquoi ce livre est indispensable aujourd’hui
Parce qu’il agit comme une boussole, et nous en avons besoin.
1. Il nous sort du court-termisme
Le vaisseau spatial Terre n’a pas de ravitaillement externe. Dans un monde où les technologies accélèrent tout, la tentation du court terme est immense. Fuller rappelle l’importance de la vision.
2. Il place la coopération au centre
Les pénuries, les crises, la compétition économique ne peuvent être résolues qu’en comprenant les interdépendances. C’est le cœur des enjeux climatiques, énergétiques, sociaux — et des débats autour de l’IA.
3. Il donne un cadre pour penser l’IA autrement
Non pas comme un outil productiviste, mais comme une extension de l’intelligence humaine au service du vaisseau entier.
4. Il propose un humanisme pragmatique
Fuller ne rêve pas. Il conçoit. Il calcule. Il démontre. Il propose. Il ouvre des voies concrètes pour un avenir durable.
Un humanisme opérationnel, exactement ce qu’exige l’époque.
En conclusion : et si Fuller écrivait aujourd’hui ?
S’il réécrivait ce manuel en 2025, il ajouterait probablement un chapitre entier sur l’Intelligence Artificielle. Mais il ne changerait rien à son message fondamental :
Notre avenir dépendra de notre capacité à concevoir ensemble, intelligemment, pour le bien du vaisseau entier.
Ce livre n’est pas un reliquat du passé. C’est un mode d’emploi du futur.
Et plus l’IA progresse, plus ce texte de 1969 et le design (thinking) deviennent indispensable.
PS: un immense merci à Quentin Leblain, designer que j’ai eu le grand plaisir d’avoir en stage en 2021 et qui m’a fait découvrir ce livre extrêmement intéressant.



Aurélie Marchal