Quelles étaient vos attentes en vous portant volontaire pour participer au projet d’amélioration de l’efficacité collective par le design thinking ?
J’avais connu de nombreux projets de transformation auparavant. Tous avaient été initiés et gérés par le top management ou la cellule Qualité. Ils avaient même fait intervenir des cabinets de consulting qui étaient venus nous interviewer. Mais ces projets finissaient toujours par tenter d’imposer artificiellement des « sensées » bonnes pratiques issues de la littérature avec en plus une gestion du changement souvent très limitée. Aucun ou presque de ces projets n’aboutissait ou lorsqu’ils aboutissaient, ils ne changeaient pas vraiment la vie des employés.
Avec le projet Design Thinking, c’était la première fois qu’on donnait la possibilité aux employés eux-mêmes de changer leur quotidien. Et le quotidien des employés était pour le moins surprenant. Tout le monde avait la sensation de s’épuiser à faire de son mieux mais on avait parfois l’impression de ne pas tous tirer dans le même sens. Chaque tâche, même la plus anodine, devenait souvent vite compliquée. Et personne ne savait pas quel bout prendre cette complexité.
Mes attentes en participant au projet Design Thinking étaient donc très fortes. J’avais pour ambition de changer profondément le quotidien de mes collègues de travail afin que leurs énergies soient mobilisées sur des tâches à vraie valeur ajoutée et donc, par effet de bord, d’améliorer l’efficacité globale de l’organisation et la satisfaction de nos clients, même si j’avais toujours peur que ce ne soit qu’un coup politique du top management qui finalement ne tiendrait pas compte des résultats du projet.
Comment avez-vous vécu le projet ?
Dès le départ, j’ai senti que quelque chose était différent. J’ai tout de suite ressenti une certaine excitation, un peu comme lorsque je suis parti faire un tour du monde en 2000-2001. J’avais l’impression de partir à l’aventure et c’était d’ailleurs le cas. Le fait d’être accompagné par des designers, d’instaurer des rites y était sans doute pour quelque chose.
Notre organisation étant internationale, il y avait des représentants de chaque équipe et de chaque région, si bien qu’il était impossible de se réunir physiquement. La première difficulté a donc été pour le groupe d’apprendre à « designer » à distance. Nous avons tous l’habitude de travailler à distance mais le travail de design est très visuel. Sans la possibilité de se mettre autour d’un grand tableau blanc, nous avons imaginé d’autres solutions. Nous avons par exemple utilisé des outils de mind map, des graphes sous powerpoint et également des Webcams fixées à des lampes de bureau qui visaient une feuille de papier blanc placée devant nous.
Le groupe s’est très vite soudé. Dans la première phase du projet, c’était incroyable de voir que les autres participants à qui on n’avait jamais parlé et qui ne travaillaient pas sur les mêmes domaines faisaient pourtant le même constat et vivaient les mêmes difficultés que nous.
Dans la phase de créativité, je me suis découvert des talents que je ne soupçonnais pas. J’ai beaucoup aimé le concept de construire sur les idées des autres et de ne pas se mettre de limites « à priori ». En revanche, je dois admettre que j’ai commencé à sentir de la frustration au bout d’un moment car plus les idées devenaient précises et concrètes, plus certains membres du groupe perdaient leur objectivité dans les votes et commençaient déjà à réaliser ce qui pourrait leur arriver personnellement si ces idées aboutissaient. Enfin, certaines étapes clés ont été à mon sens bâclées comme la priorisation des problèmes à résoudre et surtout le choix des 4 prototypes qui s’est fait en une soirée.
Sinon j’étais très fier de défendre le projet sur mon site de Rennes où j’ai fait une présentation devant 75 personnes.
Aujourd’hui je suis très heureux de voir que globalement les principales problématiques ont été adressées et que le management utilise plus d‘un an après les résultats du projet pour conduire le changement.
Qu’avez-vous retiré personnellement de cette expérience ?
J’ai appris beaucoup de bonnes pratiques que je peux utiliser au quotidien comme les rites ou les chartes graphiques. Par exemple, lorsque je démarre des projets qui réunissent des personnes qui ne se connaissent pas, je leur demande de se présenter au travers d’une photo de leur choix. C’est impressionnant de voir ce qu’on apprend d’une personne entre le dit et le non-dit grâce à cette technique. Récemment, une personne de mon équipe a ému tout le monde en présentant une photo qui lui tenait à cœur. Même si l’émotion n’a pas sa place dans le monde de l’entreprise, un peu d’humanité rapproche les gens.
Je finis également toujours mes réunions d’équipe par la météo personnelle ou chacun dit comment il se sent, ensoleillé, orageux, nuageux. J’ai un baromètre hebdomadaire de l’état d’esprit de l’équipe en direct.
Enfin j’ai entièrement revu ma façon de présenter les documents. En tant que scientifique de formation, je prenais beaucoup de temps pour que tout soit bien aligné. Grâce aux designers, j’ai compris que ce qui fait « pro » c’est justement ce qui n’est pas droit, à condition que ce soit fait consciemment avec goût bien entendu. Je regarde maintenant les couvertures de magazines et je constate en effet qu’il n’y a pas deux lignes avec la même police, la même taille et que rien n’est aligné. J’ai appris à utiliser Gimp avec les designers pour faire des icônes qui apportent un vrai plus à mes documents.
Grâce au projet Design Thinking, j’ai aussi appris à penser autrement. J’ai toujours été très proactif mais, avant, je commençais par considérer mon pouvoir d’action et mon réseau avant de réfléchir à ce que je pouvais changer dans ce cadre. Maintenant je commence par me dire « Qu’est-ce que je ferais si j’avais une baguette magique » et assez souvent, l’idée qui en ressort n’est pas aussi inaccessible que cela. Il suffit parfois de contacter des bonnes personnes même si elles n’étaient pas jusqu’ici dans mon réseau, ce que je n’hésite plus à faire. La portée de mes actions est donc beaucoup plus large qu’auparavant et ce, pour le bénéfice de l’entreprise.
Enfin, le projet m’a donné confiance en moi, en mes capacités de créativité et de persuasion et je suis beaucoup plus à l’aise lorsque je parle pour la première fois avec d’autres entités du groupe.
Je crois qu’une passion est née et j’aimerais avoir l’opportunité de conduire moi-même un projet Design Thinking au sein du groupe ou ailleurs.
Selon vous, qu’est-ce que l’organisation a retiré de ce projet et comment le projet a-t-il été perçu ?
Lors des différentes présentations faites par les membres du projet sur chaque site, je pense que tous les employés ont été séduits par le principe. Ayant été échaudés par des initiatives précédents, les gens étaient cependant prudents et réservés sur les résultats. Le fait qu’à chaque communication du top management sur la transformation, même encore aujourd’hui, il soit rappelé de quelle idée du projet Design Thinking est issue cette étape de la transformation apporte deux choses : cela renforce la crédibilité du projet Design Thinking auprès des employés et à l’inverse, cela sert le top management puisque tout changement est justifié par le fait qu’il ne met en pratique que des idées suggérées par des représentants d’employés et personne ne va donc oser les contester.
En revanche j’ai eu beaucoup de personnes qui sont venues me voir pendant ou après le projet pour me parler des problèmes qu’ils rencontraient toujours au quotidien et je devais donc me rappeler à chaque fois si oui ou non ces problèmes avaient été listés dans le phase de constat, me rappeler des différents exercices pour finalement retracer s’il y avait parmi les idées retenues certaines qui y répondaient et comment. Souvent, les idées y répondaient mais plutôt en posant des prérequis nécessaires, En effet, l’exercice « Why Why Why » de la méthodologie Design Thinking fait que globalement les causes racines des principaux freins à l’efficacité collective ont été identifiés et les quatre idées retenues, qui sont actuellement mises en pratiques, sont effectivement des prérequis à l’amélioration du travail au quotidien, même si elles ne se suffisent pas en elle mêmes. Il faudra d’autres étapes par la suite pour apporter des réponses encore plus concrètes aux problèmes des gens.
Quelles leçons retirez-vous de ce projet ?
Globalement, le résultat de ce projet est très positif et l’impact a été très fort. Cependant, pour moi la phase de priorisation a été bâclée et d’autres idées fondamentales ont été laissées de côté. D’autre part, même si dans la phase de créativité, les membres du projet sont invités à faire des recherches et si la méthodologie de Design Thinking multiple les énergies, le résultat dépend malgré tout des participants. Le choix des participants est donc crucial. Il faut éviter des gens qui ont quelque chose « à perdre » dans ce projet ou des gens avec des certitudes, qui malgré le système de vote, influencent beaucoup les résultats. Tout le monde est bon pour faire le constat, la plupart d’entre nous sommes capables de proposer des concepts séduisants. Mais faire de ces concepts une proposition d’amélioration concrète et applicable, c’est très difficile car il faut avoir en tête les aspects organisationnels, les processus, les outils, les clients, les services pour bien couvrir l’ensemble de la proposition et faire qu’elle sera consistante.
D’autre part, je pense qu’il serait intéressant de conserver tout au long du projet un lien entre les constats, les causes, les idées proposées et enfin les prototypes retenus pour que d’une part tout le monde puisse comprendre si oui ou non ses problèmes du quotidien ont été pris en compte et est-ce qu’ils peuvent espérer un changement grâce au projet et d’autre part que l’on n’oublie pas que certaines idées ne se suffiront pas en elle-même. Garder cette trace permettrait également de mieux mesurer l’effet en posant des indicateurs sur les douleurs à la source des propositions.
Alors que la transformation n’est pas encore arrivée à terme, je dirais que le projet Design Thinking est un grand succès même si bien sûr, nous aurions pu faire mieux.
Lionel Le Meur, Manager d’une grande entreprise de télécommunication.