Les enjeux de l’innovation organisationnelle selon Norbert Alter (extrait de mon livre « Innovation organisationnelle et transformation managériale »)

Il s’agit d’un extrait de mon livre « Innovation organisationnelle et transformation managériale par le design thinking » publié en 2011 mais qui me semble toujours d’actualité.

Clarification de concepts : l’invention versus l’innovation

Norbert Alter, sociologue et professeur des Université à Paris- Dauphine a publié un ouvrage, intitulé « L’innovation ordinaire », qui a reçu le prix du livre Ressources Humaines en 2001. Il insiste tout d’abord sur la nécessité de distinguer l’innovation de l’invention: « Il apparaît clairement une différence de fond entre ces deux concepts. Le premier a pour but de traiter une question de manière abstraite, indépendamment de son contexte économique et social. Le second représente le processus par lequel un corps social s’empare ou ne s’empare pas de l’invention en question. »

C’est donc un milieu social dans son ensemble qui est concerné par l’innovation et non pas seulement quelques consultants ou décisionnaires. Au delà, selon Norbert Alter, les inventions doivent venir du corps social concerné pour qu’elles puissent être transformées en innovation.

Norbert Alter prend les exemples du télétravail et du management participatif de Friedmann (1956) qui identifiaient les bases et les raisons du développement d’organisations non strictement tayloriennes dès l’après-guerre. Il s’agit là de bonnes inventions mais qui peinent ou tardent à être transformées en innovation. Elles sont insuffisamment adoptées parce que les salariés n’y voient pas assez d’intérêts ou parce que la solution en elle-même n’est pas perçue comme assez satisfaisante (télétravail), ou encore parce qu’ils disposent finalement d’une capacité professionnelle leur permettant de participer « au quotidien » au bon fonctionnement de l’entreprise. Ce fonctionnement s’opère selon des procédures autonomes, d’arrangements locaux, d’ententes implicites, de transgression de règles de division du travail qui assurent la régulation des activités tout autant que la participation formalisée qui est proposée par l’entreprise.

Et c’est précisément à ce point que Norbert Alter va s’intéresser : l’innovation ordinaire, qui est l’innovation qui vient de la base et qui est constituée de cet amalgame de petits arrangements implicites qui fluidifient les tâches et facilitent le fonctionnement de l’entreprise dans sa globalité.

Les limites des inventions hiérarchiques

Selon Norbert Alter, les décisions en matière d’organisation des entreprises sont donc généralement des inventions et non pas des innovations. Les décisions des entreprises sont habituellement le résultat d’élaborations économiquement fondées. Elles proviennent de la direction, elle-même généralement considérée comme le cœur de la rationalité entrepreneuriale qui est censée définir et contrôler les moyens et les objectifs définis dans le cadre de contraintes d’efficience (atteindre les objectifs fixés au moindre coût).

Les décisions se veulent donc adaptées aux contraintes économiques de l’entreprise et, par logique de causes à effets, elles produisent de nouvelles règles qui s’imposent aux salariés, lesquels s’adaptent plus ou moins bien à ces changements.

Nobert Alter critique de manière très virulente ce type de décisions pour différentes raisons. Tout d’abord pour une raison très simple : lorsqu’un décideur met en place une nouvelle organisation ou pratique, il ne peut connaître à l’avance le résultat de son action. « Il faut donc de la naïveté ou de la foi, autant que de bonnes raisons gestionnaires, pour s’engager dans ce type d’action ».

De manière tout aussi provocatrice, Norbert Alter affirme que la direction de l’entreprise est amenée à prendre de très nombreuses décisions qui, de surcroît, reposent rarement sur l’élaboration patiente et raisonnée de scénarios alternatifs, et ceci pour trois raisons :

  1. Les décisions à prendre, en raison de la complexité du fonctionnement de l’entreprise, sont souvent contradictoires.
  2. Elles sont par ailleurs très fréquemment prises en situation d’urgence, compte tenu du principe très généralisé de réactivité, que ce soit à un problème ou à une opportunité.
  3. Enfin, ces décisions se fondent sur une connaissance plutôt approximative de la nature des problèmes posés puisque ceux-ci sont très complexes et mouvants.

Norbert Alter va même jusqu’à faire état du « caractère peu rationnel, et souvent largement déraisonnable des inventions en matière d’organisation ».

La vision de Norbert Alter est dramatique et mérite d’être nuancée. Elle a cependant le mérite de nous faire réagir et de nous faire prendre du recul par rapport aux statuts des innovateurs. « L’idée généralement admise est que les innovateurs sont les décideurs, les dirigeants des grandes entreprises; en quelque sorte, ils décréteraient l’innovation et le corps social s’adapterait, plus ou moins bien, à cette décision ; ceci est très rarement observable ; s’il existe un réel processus d’innovation, le processus en question est largement habité par des acteurs qui ne sont pas les décideurs. »

Le décalage entre le travail « prescrit » et le travail « réel »

La plupart des observateurs du monde du travail, qu’ils soient sociologues, psychologues, ergonomes ou économistes, connaissent l’existence d’un décalage entre ce qu’il est convenu de nommer le travail « prescrit » et le travail « réel ».

Norbert Alter définit le travail prescrit comme étant celui qui « correspond aux activités, procédures et objectifs tels qu’ils sont formalisés dans les définitions de postes et les règles de travail, dans tous les documents issus des services de l’organisation de l’entreprise ». La prescription du travail représente ainsi, dans les grandes entreprises, des volumes considérables de documents explicitant la manière dont chaque opérateur doit s’acquitter de sa tâche. Des services entiers sont mobilisés à cette production.

Le travail réel représente quant à lui l’activité réellement mise en œuvre par les salariés pour réaliser leurs tâches, et cette activité est bien différente de celle qui est prescrite. Elle se traduit par l’élaboration de savoir-faire techniques, par la mise en œuvre de réseaux de relations, par l’interprétation de la prescription, par la prise de risques, ou tout simplement par une multitude de petites initiatives. Toutes ces actions permettent la réalisation d’un travail réel qui est généralement supérieur en terme quantitatif et qualitatif à ce que permettrait l’application du travail prescrit.

Norbert Alter affirme que le monde de la recherche est à peu près unanime pour dire qu’ «il existe donc une part d’auto- organisation, d’organisation informelle, de régulations plus ou moins clandestines qui permettent de faire mieux son travail qu’en appliquant les règles de prescription ».

Dans ce cas, on peut légitimement se demander: au vu de ce qu’ils ont à y gagner en termes de coûts, d’efficacité et donc de performance économique, les dirigeants tirent-ils suffisamment profit de cette précieuse organisation ?

Norbert Alter donne trois pistes de réponse:

  1. La première serait l’ambition totalitaire de la direction qui chercherait à tout contrôler.
  2. La seconde serait une conséquence de l’application « à l’aveugle » des règles tayloriennes de la division du travail.
  3. La troisième hypothèse, et certainement la plus constructive, serait que « les dirigeants d’entreprise ne se sont pas encore rendu compte qu’ils disposaient de cette fabuleuse ressource. Les entreprises ne savent pas utiliser les ressources humaines parce qu’elles ne les ont pas identifiées ; les entreprises transformeront leurs pratiques quand elles les auront identifiées ».

Ce qui est d’autant plus regrettable est que «ces connaissances ont fait l’objet d’innombrables informations et publications destinées aux entreprises. Sur ce thème, il existe à l’évidence une imperméabilité entre les activités des chercheurs en sciences humaines et le management ».

Des agences de l’État, par exemple l’ANACT ou l’ANVIE, ou des dispositifs associant contractuellement le monde de la recherche et celui de l’entreprise, les conventions CIFRE participent directement à ce rapprochement entre les pratiques de management et les recherches en sciences humaines et sociales. Cependant les décisions, en matière d’organisation, continuent trop souvent à être prescrites par le haut.

Les entreprises se retrouvent donc souvent dans une situation bien paradoxale : elles consacrent beaucoup de temps et d’énergie à solliciter des comportements dirigés, jugés efficaces par la direction, de la part de leurs salariés alors que des comportements d’ores et déjà efficaces sont mis en œuvre par ces mêmes salariés. D’après Nobert Alter, « la solution la plus simple et la moins coûteuse serait de concevoir une politique d’organisation en partant des pratiques efficaces élaborées au quotidien ».

La difficulté est que l’innovation repose sur des normes qui, en matière de management des organisations, sont encore et malheureusement très prégnantes :

  • Un décideur doit décider. C’est son rôle d’arbitrer entre différentes alternatives, et de faire preuve d’un certain courage.
  • Les bonnes idées (donc efficaces) ne peuvent être que le fait des directions.
  • Le poids des relations qu’un décideur entretient avec ses collègues. Selon les psychologues Paicheler et Moscovici, « les individus se conforment aux normes, non parce qu’ils sont convaincus de la justesse des positions d’autrui, mais parce qu’ils ne veulent pas se démarquer, paraître différents de leurs semblables ».

On l’aura compris, ces inventions organisationnelles ne représentent finalement que le début d’un processus auquel il manque l’adhésion du corps social, son appropriation, pour lui donner sens et donc utilité.

Il conviendrait par conséquent d’observer de manière plus approfondie les arrangements déjà existants, les rapports sociaux établis, la manière dont les tâches sont effectuées réellement avant de formuler la question à laquelle il faudra répondre de manière pertinente.

L’absence d’appropriation : l’absence de sens

Puisque l’invention est le résultat d’une décision « push », elle pose souvent la question de son sens. Elle est même parfois considérée comme absurde.

On l’a vu, le passage de l’invention à l’innovation est compliqué. Ce n’est que progressivement que les acteurs se mobilisent, lorsqu’ils parviennent à apporter un sens à l’invention initiale. La transformation entre invention et innovation ne peut se faire que si les directions acceptent progressivement et avec souplesse des dérogations et des projets alternatifs à leurs décisions initiales, dans la mesure où les résultats s’inscrivent globalement dans les objectifs visés. C’est dans ce type d’espace que peut se construire l’appropriation de l’innovation par les salariés. Cette appropriation représente la création d’un sens.

Cependant, les entreprises peuvent avoir des difficultés à avoir confiance en la mobilisation spontanée des opérateurs, à entrevoir les vertus d’un certain laisser-faire et imaginer pouvoir élaborer la politique commerciale, par exemple, à partir des pratiques.

On peut peut-être y voir le fait que les disciplines de sciences humaines ne sont pas assez représentées au sein même des entreprises, qui gagneraient certainement à recruter davantage de responsables à doubles compétences pour aller au-delà des normes du management traditionnel et mieux appréhender la nature humaine, son fonctionnement et son impact en terme de besoin de sens, d’autonomie, de travail et d’efficacité.

Conclusion

Le développement d’un processus d’innovation en organisation repose sur 3 dimensions:

  • l’existence de remises en cause ;
  • la capacité, pour le management, à tenir compte de cette remise en cause et à lâcher prise ;
  • l’existence d’acteurs suffisamment consistants pour assurer cette conversion.

Le processus sur lequel repose une innovation ne peut ainsi jamais être décrété. Il se développe largement par l’intermédiaire de petits innovateurs, proches du terrain, à la fois déviants et sensibles aux questions d’efficacité.

Le développement d’une innovation ne repose pas sur la qualité intrinsèque des inventions mais sur la capacité collective des acteurs à leur donner sens et usage. Le sens et l’usage sont en quelque sorte élaborés par les opérateurs, alors que les directions disposent d’une capacité d’intégration des innovations dans le système de production d’ensemble.

Par ailleurs et « classiquement, la sociologie de l’innovation appliquée au monde des entreprises s’intéresse surtout aux activités de R&D. L’analyse des processus d’innovation est ainsi réduite aux activités qui sont formellement censées la produire. Généralement, ces recherches prennent au pied de la lettre l’idée selon laquelle l’innovation est une affaire spécialisée, celle qui unit les services de recherche, ceux du marketing, des clients et des acteurs adjacents, mais jamais les opérateurs. Dans une perspective historique, ces approches sont centrales pour comprendre le développement industriel, mais posent problème : les processus d’innovation ne peuvent, dans leur ensemble, être compris sans ouvrir le spectre de l’analyse aux acteurs du quotidien. »

 Smith l’avait compris dès le début du XVIIIe siècle :

« Une grande partie des machines employées dans ces manufactures où le travail est le plus subdivisé ont été originellement inventées par de simples ouvriers qui, naturellement, appliquaient toutes leurs pensées à trouver les moyens les plus courts et les plus aisés de remplir la tâche particulière qui faisait leur seule occupation. Dans les premières machines à feu, il y avait un petit garçon continuellement occupé à ouvrir et fermer alternativement la communication entre la chaudière et le cylindre, suivant que le piston montait ou descendait. L’un des petits garçons, qui avait envie de jouer avec ses camarades, observa qu’en mettant un cordon au manche de la soupape qui ouvrait cette communication, et en attachant ce cordon à une autre partie de la machine, cette soupape s’ouvrirait et se fermerait sans lui, et qu’il aurait la liberté de jouer tout à son aise. Ainsi, une des découvertes qui a le plus contribué à perfectionner ces sortes de machines depuis leur invention, est due à un enfant qui ne cherchait qu’à s’épargner de la peine. »

Le livre complet: https://www.amazon.fr/Innovation-organisationnelle-transformation-manageriale-thinking/dp/1533493723/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1490211803&sr=8-1&keywords=aurelie+marchal

Aurélie Marchal

Ancienne auditeur interne bancaire, j’ai appris à faire des diagnostics et à émettre des préconisations. D’esprit très critique, à la recherche de sens et de résultat, j’ai beaucoup questionné la pertinence de ce qu’on m’inculquait et l’état d’esprit sur lequel cela reposait. Je me suis formée à d’autres démarches qui reposent sur d’autres états d’esprit (Design Thinking, Creative Problem Solving, Approche Neurocognitive et Comportementale, Lego Serious Play, Coaching, Communication Non Violente) et j’ai créé ma propre approche que j’améliore sans cesse depuis 2011 et qui aboutit à des résultats très pertinents.