Réflexions sur l’innovation organisationnelle à l’ère du numérique

Ces observations sont souvent filmées pour en recueillir toute la richesse. Ensuite, des personnages fictifs, mais représentatifs sont créés. Ils sont nommés, on s’intéresse à leur histoire, on se questionne sur leurs désirs, leurs besoins, leurs motivations, leurs émotions. Il en résulte une compréhension plus fine des comportements et des besoins, conscients et inconscients, de la cible et la détection de ces précieux signaux faibles, parfois avant-gardistes, en termes d’usages.Certes, cet article date un peu puisque je l’ai rédigé pour les rencontres internationales 2014 de la Chaire de conduite du changement de l’ESSEC. Si certains aspects sont aujourd’hui des évidences, d’autres aspects méritent je pense d’être rappelés. Je vous remercie pour le partage de vos commentaires, toujours très utiles. Attention, cet article est très très long!

L’impact de la révolution digitale est magistral. D’après Michel Serres, il ne s’agit pas moins de la troisième révolution de l’Humanité après celle du passage du stade oral au stade écrit, puis celle du stade écrit au stade imprimé. Les outils numériques modifient radicalement notre relation à l’espace, au temps et aux autres. Chacun le vit au quotidien dans sa vie privée mais ces changements relationnels bouleversent pareillement le monde de l’entreprise. Un nombre conséquent de nouveaux usages, souvent extrêmement disruptifs, émergent.

On peut aujourd’hui travailler en tous lieux ou presque : chez soi, dans le taxi et même dans la rue. Ces nouvelles opportunités engendrent forcément de nouvelles attentes de la part des collaborateurs.

Le numérique a créé un nouveau rapport au temps : « le temps réel ». Il s’agit d’une diffusion douce de l’instantanéité qui renforce cette idée, fondamentalement fausse, que tout est urgent. Il devient très difficile de gérer les priorités et de préserver le temps, pourtant indispensable, laissé à la réflexion.

Il y aurait par ailleurs énormément à dire sur les transformations relationnelles provoquées par la révolution numérique. Le développement de l’accès à l’information et des réseaux sociaux renforce l’affaiblissement déjà amorcé de tout système hiérarchique. Les employés gagnent en sens critique et en autonomie dans leur vie privée et deviennent de plus en plus exigeants au travail. Ils attendent de leur employeur non seulement des conditions de travail plus épanouissantes mais aussi davantage d’implication dans les décisions qui les concernent. L’approche traditionnelle top down est de plus en plus mise à mal.

Les entreprises doivent donc faire face à un niveau d’exigence accrue, à une prise de pouvoir par la base, et à des innovations d’usages incessantes.

Dans ce contexte on ne peut plus déstabilisant, comment les entreprises doivent-elles appréhender le changement ? Comment les acteurs de la conduite du changement doivent-ils se positionner, pris en étaux entre la direction stratégique qui, par nature, décide, et les acteurs du terrain qui revendiquent d’être davantage impliqués dans la conduite du changement ? Les sociologues du travail tels que François Pichault ou Norbert Alter s’accordent à dire qu’il ne peut pas avoir de changement réussi s’il ne part pas de la base.

L’article propose la description et l’analyse d’une nouvelle approche de conduite du changement : le design thinking, processus utilisé par les designers pour innover de manière extrêmement pertinente à partir des usages, qu’ils soient déjà existants ou encore à inventer.

La force du design thinking réside dans la combinaison de 5 étapes fondamentales qui garantissent non seulement la pertinence du changement apporté mais aussi l’appropriation par les acteurs concernés. Ces étapes sont : la connaissance empathique des acteurs concernés par le changement, le questionnement et la reformulation de la problématique, la recherche créative de pistes de solutions, le test des pistes retenues (échouer vite pour réussir encore plus vite), ainsi que la mise en scène des solutions finales afin de les rendre désirables.

De la révolution de l’imprimerie à la révolution numérique, en passant par la révolution industrielle

Il est extrêmement éclairant de revenir aux bouleversements générés par la révolution de l’imprimerie, puis par la révolution industrielle, afin de mieux appréhender les enjeux et les impacts de la révolution numérique.

Chacun sait que l’invention de l’imprimerie a profondément modifié la vie quotidienne de l’Homme au XVe siècle. Lentement mais sûrement, le lettrisme s’est développé et les citoyens ont enfin pu espérer accéder à un minimum de savoir. Les idées nouvelles ont atteint un public beaucoup plus vaste. L’imprimerie a ainsi posé les fondations de l’accès à la connaissance et du développement de l’esprit critique.

Beaucoup plus proche de nous, la révolution industrielle, basée sur l’intensification de la production, a engendré un nouveau rapport aux objets, instaurant ainsi les fondements de notre société de consommation. Les entreprises se sont appuyées sur la performance de nouveaux outils et sur de massives transformations organisationnelles et managériales pour développer, de manière exponentielle et à moindre coût, leur offre de biens de consommation. Elles se donnaient ainsi les moyens de répondre à une très forte demande sociétale. L’idéologie dominante était liée à la notion de progrès. La révolution industrielle permettait de mettre la technique au service de l’Homme et offrait ainsi l’occasion inespérée d’améliorer les conditions de vie.

La révolution industrielle a ainsi bouleversé la vie quotidienne de l’époque en termes de rapport au travail, de rapport au temps, et de rapport à l’espace. Et cette nouvelle organisation entre vie privée et vie professionnelle a établi les fondements de notre société contemporaine. Les hommes se sont regroupés autour des outils de production. Le problème majeur pour les entrepreneurs a été de trouver un moyen de faire travailler ces hommes, souvent illettrés. Apparaît donc dès l’origine de l’époque industrielle la nécessité de motiver les salariés.

Le seul système d’organisation connu à l’époque pour gérer des masses d’individus vers un objectif commun est le modèle militaire. Il va donc naturellement s’imposer avec tous ses codes en termes de stratégie, de hiérarchie, de contrôles, de réprimandes, etc.

En parallèle à cette organisation militaire et afin d’augmenter la productivité, les techniques de production vont être rationalisées à l’extrême, d’abord par Taylor puis par Ford : c’est la naissance du travail à la chaîne parodié par Charlie Chaplin dans « Les temps modernes ».

Ces méthodes vont durablement imprégner le monde du travail. Ce type de management imposé a pourtant suscité dès le début du XIXe siècle des remises en question. À partir de 1930, certains chercheurs, dont Elton Mayo, psychologue australien considéré comme l’un des initiateurs des recherches sur les relations humaines dans l’industrie, vont montrer les limites de ce système en mettant en avant l’influence des facteurs d’ambiance et de relations sociales sur la productivité et le rendement.

Ces évolutions favorables des conditions de travail vont être fortement freinées en Europe par les deux guerres mondiales. Puis la période de reconstruction caractérisée par la prospérité économique et le plein-emploi (les Trente Glorieuses) va embarquer les Français dans la société de consommation. Cette époque sera sous-tendue par une logique de qualité de vie et les personnes chercheront à acquérir de nombreux biens et se consacrer à leurs loisirs. Le taylorisme ne sera pas remis en cause durant cette période de frénésie économique, d’autant moins que les Français se souviennent encore des privations et des traumatismes liés aux deux guerres.

Dans les années 1980, les crises pétrolières et la concurrence mondiale de plus en plus forte impactent fortement la croissance. L’économie devient mondiale et l’obligation d’être compétitif a des conséquences majeures sur le fonctionnement de l’entreprise, sur le management et donc sur les salariés. Le système de production tayloriste est donc renforcé.

Si ce système a pu perdurer jusqu’à aujourd’hui, c’est parce que les objectifs des entreprises (production de masse), des consommateurs (forte demande) et de la société (amélioration des conditions par le progrès technique et la possession de biens matériels) se répondaient parfaitement, d’autant plus en période de reconstruction. Ce système repose par ailleurs sur la loi pernicieuse du désir : le désir est illimité et se reporte sans cesse sur de nouveaux objets. Le renouvellement incessant souhaité par les consommateurs est donc une aubaine pour les entreprises.

Gary Hamel, spécialiste américain en stratégie, jette en 2007 un pavé dans la marre. Il défend la thèse, dans « La fin du Management, inventer les règles de demain », que l’organisation de l’entreprise et ses règles de management sont totalement dépassées et plus du tout adaptées à la société actuelle, et qu’il faut entièrement réinventer. « Comparée aux changements considérables que nous avons observés au cours du demi-siècle dernier en matière de technologie, de style de vie et de géopolitique, la pratique du management semble évoluer à la vitesse d’un escargot. » Si un dirigeant disparu dans les années 60 ressuscitait tout à coup, il serait certainement étonné de l’accélération du changement, de la performance des nouvelles technologies et de leur impact sur le fonctionnement de l’entreprise.

Le fait est qu’en ce début de XXIe siècle, nombreuses sont les entreprises qui se retrouvent déstabilisées, voire démunies par la révolution numérique. Elles n’ont pas pris suffisamment conscience de l’ampleur des bouleversements et, pour les plus éclairées, elles sont davantage dans une posture de défiance que de recherche d’opportunités. Par ailleurs, elles ne savent pas comment s’y prendre pour intégrer les nouveaux usages numériques, ou issus du numérique, dans leur entreprise. Le rôle des professionnels de la conduite du changement est donc primordial.

Mais quels sont ces bouleversements engendrés par la révolution numérique ?

Nul n’ignore que les outils numériques modifient radicalement notre relation à l’espace, au temps et aux autres. Chacun le vit au quotidien dans sa vie privée mais ces changements relationnels impactent aussi fortement le monde de l’entreprise.

Le changement de rapport à l’espace est le plus évident à appréhender, notamment parce qu’il est le plus visible.

On peut aujourd’hui travailler en tous lieux ou presque : à la maison, dans l’avion, le train, le taxi… Cette possibilité est particulièrement intéressante à une époque où les salariés sont nombreux à vouloir mieux articuler leur temps de travail et leur temps de vie personnelle. Si les freins au télé-travail sont encore nombreux, le pli est pris et le mouvement ne pourra que s’amplifier. De nouveaux modes de collaboration vont nécessairement devoir être inventés pour s’adapter à ces nouvelles attentes, mais aussi à de nouvelles opportunités de performance, issues des nouvelles possibilités techniques.

La révolution numérique a également un impact évident sur l’environnement physique de travail qui doit être réinventé.

• Le lieu de travail devient de plus en plus connecté.

• L’environnement de travail tend à être activity based : les espaces de travail vont devenir très qualitatifs. L’agencement des bureaux ne pourra plus être pensé en seuls termes de space planning et de coût au m².

• L’environnement de travail sera « expérientiel ». Le salarié, comme le client, va revendiquer de pouvoir vivre une expérience. Comme le dit Michel Maffesoli, « Le lieu fait le lien ». Des espaces de services vont se développer. Le Lieu devra générer des émotions, porter l’identité et les valeurs de la marque. Quand les relations se dématérialisent, les éléments matériels gagnent en signifiant.

• De manière générale, plus le travail se dématérialise, plus il faut prêter attention à ce qui est matériel, qui deviendra d’autant plus signifiant.

• Pour conclure, l’environnement de travail devra redonner sa place à l’individu et être vecteur de sens.

Le rapport au temps est radicalement modifié par la révolution numérique.

La révolution industrielle avait inventé le « temps travail » qui est le temps productif rémunérateur, la plage temporelle consacrée au travail durant laquelle l’individu est gelé, intégralement consacré à sa tâche.

Un nouveau rapport au temps est né avec le numérique. Aujourd’hui, l’information nous arrive en temps réel. On s’attend par exemple souvent à ce qu’un mail parti soit lu dans les minutes qui suivent. Il s’agit d’une diffusion douce de l’instantanéité qui renforce cette idée, fondamentalement fausse, que tout est urgent. On traite les e-mails au fur et à mesure sans aucune logique. Il devient très difficile de gérer les priorités.

Les salariés se trouvent de surcroît confrontés à ce que Harmut Rosa, sociologue allemand, appelle « la contrainte d’adaptation », dans son livre « Accélération, une critique sociale du temps ». « Dans une société dynamique, la quasi-totalité des savoirs est constamment menacée d’obsolescence » . Il explique que, quoi que l’on fasse, notre environnement continue à se transformer extrêmement rapidement. À titre d’exemple, lorsqu’un salarié prend une période de congés, il se retrouve à son retour face à une messagerie numérique surchargée d’e-mails et à un retard dans sa charge de travail. Naît alors le sentiment oppressant, et ceci malgré les congés payés et les 35 heures, que le temps fuit à toute allure. Harmut Rosa parle alors de « contrainte d’accélération structurelle de la modernité qui oblige les sujets à vivre plus vite ». Ce nouveau rapport au temps, mal géré, est source de malaise pour de nombreux collaborateurs.

Pris dans ce flux d’information qui ne s’arrête jamais, il n’y a plus aucune place pour la réflexion, alors que celle-ci est le cœur des activités heuristiques qui sont devenues majoritaires dans les pays développés. Il devient donc urgent de remettre en place un modèle propice à la réflexion.

Avec ce temps « oppressant » apparaît un autre phénomène néfaste pour les salariés, et au-delà pour les entreprises. Dans un monde caractérisé par le changement permanent et la vitesse, le long terme est sacrifié au bénéfice des nombreuses tâches de court terme, par nature toujours plus urgentes. « C’est désormais la puissance de l’échéance qui détermine l’ordre de succession des activités, d’où le fait que, dans une situation où les ressources temporelles sont maigres, les objectifs non liés à des délais ou à des deadlines sont peu à peu perdus de vue, pour ainsi dire écrasés sous le poids de ce qu’il faut (d’abord) « régler » – et finissent par ne laisser que le vague sentiment que l’on n’arrive plus à rien faire. »

De surcroît, la financiarisation de l’économie, l’accélération du changement et l’incertitude de plus en plus prégnante pour le long terme conduisent les entreprises à s’inscrire dans une logique de court terme.

Les salariés ne se retrouvent-ils pas coincés dans du court terme, souvent insignifiant, voire incohérent ? Ne sont-ils pas dépossédés de vision à long terme et donc de sens ? Comment peuvent-ils garder le temps nécessaire au recul, à la réflexion et à la créativité qui, par essence, demande du temps ? Ne convient-il pas, dans ce cas, de re-questionner non seulement l’organisation mais aussi le management ?

Le risque est que l’insatisfaction s’installe de manière plus pérenne. Selon Marx, le produit du travail produit une sorte d’extériorisation matérielle de soi-même : on est ce qu’on fabrique. « Par conséquent, si le fruit du labeur n’est pas perçu comme achevé à cause d’un travail bâclé, on se sent non seulement paresseux, négligent ou peu doué, mais on risque également de se percevoir comme imparfait, voire raté. Il devient clair que le sentiment de n’avoir pas le temps de bien faire son travail nuit gravement à l’estime de soi et peut mener à la dépression. »

Il y aurait énormément à dire sur les transformations relationnelles et le développement des individus induits par la révolution numérique.

On l’a vu, la révolution numérique, dans la lignée de la révolution de l’imprimerie, développe l’esprit critique, l’autonomie, la responsabilisation, des citoyens et donc des collaborateurs. La volonté d’épanouissement individuel est aujourd’hui devenue dominante, et cette aspiration au travail en tant qu’une des sources d’épanouissement ne fera que se développer. Elle ne se délègue plus et chacun se considère responsable pour lui-même. L’individu prime aujourd’hui sur le collectif, et en devenant maître de son destin, il tend à se détacher des formes d’autorité, qu’elles soient religieuses ou autres. L’individu cherche dorénavant à davantage maîtriser ce qui lui arrive, y compris dans sa vie professionnelle.

Malheureusement, les entreprises sont souvent parmi les dernières institutions à intégrer les changements sociétaux. On peut émettre l’hypothèse que s’il existe un désengagement des salariés, c’est parce que l’entreprise déçoit, précisément par rapport à cette attente d’autonomie, de conditions de travail respectueuses et épanouissantes.

Apparaissent par ailleurs des besoins contradictoires nécessitant d’être conciliés.

Par exemple :

• Mobilité, nomadisme, relâchement du lien avec l’entreprise, autonomie versus besoin d’appartenance au collectif, de repères

• Travail collaboratif intensif et informel versus besoin de concentration individuelle et revendication du télétravail

• Connectivité permanente versus besoin d’intimité

Et nous ne sommes qu’à l’aube des transformations numériques.

Le Commissariat général à la stratégie et à la prospective dresse les grandes tendances anticipées pour 2030 dans une note d’analyse de juin 2013. Aujourd’hui plus de 2,5 milliards d’êtres humains sont connectés à Internet et 9 milliards d’objets et de capteurs seraient déjà reliés à Internet. Demain, il nous reliera à centaines de milliards d’objets, de capteurs, de robots, qui dialogueront entre eux et prendront progressivement en charge des pans entiers de la gestion de notre vie quotidienne. Les trafics engendrés par l’Internet des objets vont générer des volumes gigantesques d’information d’une très grande diversité de formats.

Cette transformation majeure entraine deux évolutions caractérisées par le cloud (stockage de données dans des mémoires situées sur le réseau et non plus sur le terminal) et le big data (ensemble des technologies, infrastructures et services permettant la transformation des données en information et de l’information en connaissance. Au cœur de ce domaine se trouvent l’analyse et le traitement automatisé des données et donc l’intelligence artificielle. Les usagers contribuent de plus en plus au trafic et au contenu, et les usages sont en incessantes modifications.

Le web 3.0 sera un web sémantique, capable d’analyser le comportement des usagers, la suite de leurs actions et d’en déduire leurs besoins. Il rentrera lui aussi, petit à petit, dans le monde de l’entreprise.

Face au contexte que nous venons de poser, comment conduire les inéluctables changements ? 

La conduite du changement a donné lieu à de nombreuses études que l’on peut classer en 3 catégories selon le prisme d’analyse : l’organisation (développement organisationnel, management des transitions, le groupe (qu’on peut rapprocher aujourd’hui de l’intelligence collective), les individus (modèles béhavioriste, cognitif, émotionnel, des besoins, constructiviste ou auto-motivation).

Parce que, comme nous venons de le voir, la révolution numérique bouscule le monde au niveau des usages, notre réflexion se rattachera principalement au dernier prisme d’analyse basé sur les individus, leurs usages et leurs besoins.

Si l’on considère par ailleurs, comme le propose l’article, que la conduite du changement est la discipline regroupant les innovations organisationnelles, il convient de s’intéresser aux processus d’innovation afin d’en identifier les atouts méthodologiques transférables à la conduite du changement.

Tout d’abord, la définition de l’innovation de Norbert Alter, sociologue, est extrêmement éclairante. Selon lui, l’innovation est l’invention qui a été approprié, dans les usages, par un groupe d’acteur donné. Le premier facteur clé de succès de toute innovation, et également de toute conduite du changement, est donc l’appropriation de la nouveauté.

Toute innovation organisationnelle devrait donc passer par un diagnostic, à partir des besoins, conscients et même inconscients, en termes d’usages, non seulement de la direction des entreprises, mais aussi de celles des collaborateurs. L’analyse approfondie des usages actuels et à venir, de ceux qui se situent sur le terrain, sera à considérer. Les solutions apportées devront nécessairement être pertinentes, opérationnelles et à forte valeur ajoutée économique, humaine et sociétale. Le défi est ambitieux…

Le design thinking, méthodologie participative de conception, d’innovation et plus globalement de recherche de solutions des designers, est porteur d’espoir.

Le design thinking est une méthodologie d’intelligence collective qui a pour spécificité de placer l’humain, ses usages et ses besoins, au centre de la réflexion. La démarche consiste à mettre en place une équipe pluridisciplinaire de personnes volontaires (comportant nécessairement un designer) chargée de solutionner une problématique donnée. Le soutien de la direction est indispensable, tout comme l’attribution d’un lieu dédié où pourront être affichés des documents.

La valeur ajoutée de cette approche réside dans les spécificités des phases de diagnostic :

• l’analyse approfondie des expériences (observation des usages & besoins) et de leur contexte global,

• la (re)formulation consensuelle de la problématique,

• la mise en forme du diagnostic (fort pouvoir fédérateur),

et de recherche de solutions :

• la conception participative, les tests et l’incarnation des idées et des solutions,

• la mise en scène fortement mobilisable,

• et enfin le déploiement de solutions opérationnelles et appropriées.

Alors que cette démarche est très prisée dans le monde anglo-saxon (au sein d’entreprises emblématiques telles que IDEO, Continuum, etc.), la France souffre du fait que le design est historiquement associé aux arts décoratifs, et donc trop exclusivement aux objets et au style. Les pays anglo-saxons en ont une compréhension beaucoup plus large et valorisent son processus de conception particulièrement intéressant.

Cette démarche est donc enseignée dans les prestigieuses universités anglo-saxonnes (Stanford, MIT, Harvard, Alto, etc.). Si certaines grandes écoles de commerce et d’ingénieur françaises ont développé des formations au design thinking (le programme CPI de l’ESSEC, la d-school de Polytechnique, Audencia de Nantes, la Sustainable Design School de Nice créée en janvier 2013), l’approche reste focalisée sur le développement de produits ou services et ne s’ouvre encore qu’avec parcimonie au fonctionnement de l’entreprise. Quelques trop rares organisations ont cependant compris la valeur ajoutée de son application à leur fonctionnement (les conseils régionaux avec la 27è région) et, depuis peu, une grande banque française ainsi qu’une grande entreprise des télécom (projet confidentiel en cours par ‘am).

Quels sont les étapes du design thinking et ses atouts ?

Connaissance très fine de sa cible 

Norbert Alter affirme de manière assez provocatrice que les décisions en matière d’innovation organisationnelles des entreprises sont généralement des inventions et non pas des innovations. Elles proviennent de la direction, elle-même généralement considérée comme le cœur de la rationalité entrepreneuriale qui est censée définir et contrôler les moyens et les objectifs définis dans le cadre de contraintes d’efficience (atteindre les objectifs fixés au moindre coût).

Les décisions se veulent donc adaptées aux contraintes économiques de l’entreprise et, par logique de causes à effets, elles produisent de nouvelles règles qui s’imposent aux salariés, lesquels s’adaptent plus ou moins bien à ces changements parce que ceux-ci ne sont souvent pas adaptés à leurs usages et à leurs besoins.

La première étape du design thinking pose la première pierre indispensable à l’appropriation d’une invention.

Un aspect très caractéristique et fondamental du designer est qu’il est centré sur l’humain. Il s’appuie sur la compréhension de l’humain dans ses pratiques et dans ses usages pour être force de proposition innovante. Il a pour mission d’organiser ses solutions autour des gens et non autour des systèmes, avec une portée idéologique de recherche de sens, de pertinence, de lutte contre l’innovation « gratuite » qui ne serait ni utile ni responsable.

Le postulat de départ est qu’il ne suffit pas de questionner les personnes afin de comprendre leurs comportements, leurs besoins conscients et inconscients. Il est indispensable de faire preuve d’empathie et de les observer afin de se mettre à leur place, de voir les choses de leur point de vue, de penser à la manière dont les solutions proposées s’intègrent concrètement, ou pas, dans leur vie.

Il est permis de se demander pourquoi les véritables innovations sont si rares, et donc pourquoi il est si difficile de détecter un besoin et d’y répondre. Une explication est que l’Homme s’adapte toujours avec beaucoup d’ingéniosité à des situations incommodes et qu’il n’en est même pas forcément conscient. On écrit un code sur sa main, on suspend une veste à une poignée de porte ou on attache notre vélo à un banc sans même y penser.

Le fabricant de voitures Henri Ford l’avait parfaitement compris lorsqu’il dit : « si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils voulaient, ils m’auraient répondu un cheval plus rapide ». Steve Jobs disait quant à lui « ce n’est pas le travail des consommateurs de savoir de quoi ils ont envie » ou encore « le client est incapable de savoir qu’il veut quelque chose qui n’existe pas encore ».

Il est donc nécessaire de passer par trois phases complémentaires :

– une phase d’observation empathique des individus (étape inspirée de la sociologie et de l’ethnographie)

– une phase participative, entre les individus, d’introspection de leurs propres besoins

– une phase d’analyse de l’état de l’art du sujet considéré

Requestionnement de la problématique donnée

La seconde étape permet de garantir la pertinence de la problématique à résoudre, en prenant appui sur la citation d’Einstein « un problème bien posé est à demi-résolu ».

Il s’agit de quitter le questionnement traditionnel du « comment faire ? » pour se demander « pourquoi faire ? », en essayant de remonter au plus haut niveau possible. C’est à cette condition que les solutions apportées pourront être pertinentes.

Le designer se doit donc de requestionner la question de départ et de la reformuler de manière pertinente par rapport aux besoins parfois inconscients de la population cible afin de soumettre cet axe de réflexion au client.

Par exemple des designers ont aidé une bibliothèque à améliorer son offre. La problématique initiale était « comment améliorer la mise à disposition des livres et des ouvrages ainsi que le prêt ? » En requestionnant cette problématique, il s’est vite avéré qu’il s’agissait d’une manière plus globale, de partager des connaissances, du savoir. Les designers se sont rendus comptes que les personnes ne pouvaient pas transférer cette connaissance à leur domicile parce qu’ils rencontraient des difficultés informatiques de transfert des données. Ils ont donc mis en place un service d’aide à la résolution de tout type de problème informatique, tel que l’installation et à la mise à jour de logiciels, pour les aider à exploiter au mieux cette connaissance que la bibliothèque leur offrait.

Vision consensuelle au sein de l’équipe projet

Les meilleures idées sont souvent le produit de nombreuses personnes. Il est donc primordial de travailler en équipe, si possible pluridisciplinaire, et de partager ses idées dans un climat de totale bienveillance.

La collaboration de l’ensemble des parties prenantes est alors indispensable. Elles doivent pouvoir exprimer en toute confiance leurs enjeux et leurs objectifs, surtout s’ils sont contradictoires ou conflictuels, afin de s’appuyer sur leurs objectifs communs pour concevoir une solution qui intègre leurs principaux enjeux.

La problématique doit cependant faire sens de manière consensuelle pour que le projet puisse aboutir à des solutions pertinentes, portées par l’ensemble de l’équipe. Dans le cas contraire, il s’agira de requestionner la problématique en utilisant le « pourquoi ? » jusqu’à l’obtention d’une finalité consensuelle, appropriée par tous.

Créativité

Il s’agit d’imaginer de nouvelles solutions. Une bonne dose d’autonomie, de liberté de penser, d’imagination est indispensable. Les designers développent durant leur formation et leur pratique professionnelle cette liberté de pensée et la posture consistant à remettre en cause ce qui est donné, à se méfier des présupposés, à toujours essayer de sortir du cadre, à faire un pas de côté, à ne rien prendre pour acquis de manière définitive, et à imaginer des solutions nouvelles.

Les idées ne sont pas juste bonnes ou mauvaises. Au lieu de choisir une idée plutôt qu’une autre, il est souvent plus judicieux de créer un nouveau modèle permettant d’intégrer les deux.

Prototypage afin de matérialiser et de tester une idée

Cette étape teste et renforce l’appropriation de l’idée imaginée lors de la phase précédente.

Les idées doivent être testées avec des prototypes. Dans un projet de conduite du changement par le design thinking, le droit à l’erreur doit être non seulement accepté mais aussi revendiqué et encouragé. L’erreur est souvent à l’origine d’une meilleure idée. Le principe est d’échouer vite pour réussir encore plus vite, afin d’éviter de partir dans une mauvaise direction et de ne plus pouvoir faire marche arrière, faute d’y avoir investi trop de temps et d’argent.

Si le prototypage permet de tester rapidement une idée, il permet également de visualiser un concept afin de mieux le communiquer, de provoquer le débat et/ou d’y faire adhérer les différents acteurs concernés. Il possède un pouvoir fédérateur très puissant. C’est la démonstration par la preuve.

Comme le souligne Patrick Jouin, designer, « rendre compréhensible des choses complexes n’est pas quelque chose que l’on apprend dans nos organisations. Montrer la part d’invisible, utiliser illustrations, schémas et dessins pour rendre préhensible un processus administratif ou un ensemble de données, c’est s’assurer d’une meilleur compréhension collective ». Le rapport d’audit n’est pas toujours le meilleur moyen de faire passer une idée et de créer le consensus dans un groupe…

Par ailleurs, la « tangibilisation » d’un concept (le fait de rendre un concept tangible) facilite la compréhension des différents acteurs. En effet, les mots ne suffisent pas toujours. On parle souvent par métaphore pour mieux se faire comprendre, prenant même le risque que notre interlocuteur n’ait pas la même représentation que nous. Le prototype devient cette représentation partagée.

Cette démarche de visualisation des données est très riche dès la phase amont de diagnostic du contexte, de l’écosystème d’acteurs, de la problématique. Il s’agit d’un premier livrable qui permet de rendre lisible la complexité et de mettre à jour de manière synthétique les différents nœuds à résoudre.

Communication « désirables » des solutions

L’objectif final est de scénariser, sous forme de story board ou de vidéo, les solutions conçues afin de les rendre désirables auprès du plus grand nombre mais aussi pour mieux susciter le débat.

Le designer a la faculté d’incarner de manière efficace une intention de projet. Il s’agit là d’un véritable atout à une époque où sont valorisées les choses tangibles et esthétiques, comme l’atteste le succès d’Apple.

Cette étape permet également de faciliter le déploiement à grande échelle d’un projet imaginé et testé à échelle réduite.

La démarche de design thinking fait écho à la vision de l’innovation organisationnelle de Norbert Alter.

Selon Norbert Alter, toute innovation organisationnelle est une activité collective qui doit partir de la base et faire l’objet d’une appropriation. Par ailleurs, la démarche du design thinking reprend les cinq dimensions principales de l’innovation organisationnelle définies par Norbert Alter.

L’innovation organisationnelle :

1. se construit initialement sur l’ambiguïté, le vide ou le caractère paradoxal des décisions prises par la direction de l’entreprise pour transformer une situation.

2. n’est pas portée par des « spécialistes du changement » mais par les acteurs de cette nouvelle donne.

3. s’appuie sur un réseau d’alliés qui partagent, au moins momentanément, la logique défendue par les acteurs de l’innovation.

4. dispose de règles de fonctionnement internes au groupe lui permettant de jouer successivement le registre de la publicité ou de la clandestinité.

5. ne négocie donc pas. Elle accomplit ce qui lui semble devoir être fait et tente de légitimer cette action après coup.

L’innovation organisationnelle telle que nous la proposons ne se déroule cependant pas selon un processus indépendant de l’ordre établi de l’organisation. Norbert Alter explique comment l’innovation et l’organisation sont complémentaires mais antagonistes. L’innovation tire parti des incertitudes : elle se loge dans les espaces mal définis, méconnus ou tumultueux des entreprises. Elle ne se programme et ne se décrète pas. L’organisation a au contraire pour but de réduire l’incertitude du fonctionnement des entreprises, de programmer, de planifier et de standardiser. Et c’est bien la rencontre entre ces deux logiques qui donne sens à l’invention initiale. Elle la rend intelligible et l’inscrit dans une perspective cohérente du point de vue de l’expérience et des contraintes des acteurs. Le sens n’est ainsi pas donné, décidé, mais il représente une action collective.

L’intervention effective des directions consiste à institutionnaliser la rencontre entre organisation et innovation qui vient d’être décrite. Les directions ne décrètent pas l’innovation mais elles intègrent, par arbitrage, les pratiques innovatrices dans des règles d’organisation.

Ce processus d’innovation se fait donc en trois temps :

1. la mise en place d’un projet d’innovation organisationnelle participatif, focalisé sur les nouveaux usages, par le design thinking,

2. l’appropriation par un petit groupe,

3. l’institutionnalisation qui se fait par arbitrage.

Les directions transforment donc certaines pratiques innovatrices en normes, qui deviennent obligatoires. Cette alliance efficiente entre la base et la direction de l’entreprise est la clé du succès de la conduite du changement à l’ère du numérique.

Exemple de transformation organisationnelle par le design thinking 

Un designer, en poste de Directeur Conseil au sein d’une agence de publicité, s’est retrouvé confronté à la problématique suivante : comment redresser une équipe projet en totale déroute depuis deux ans ?

L’équipe était chargée d’animer, pour une grande marque, un programme de fidélité sur un site Internet. Le niveau de complexité était important, tant au niveau des interlocuteurs, des circuits de validation que de la technologie numérique. Le projet n’était pas rentable et la qualité du travail produit était très décevante. L’équipe était démotivée, pas fiable, et le client forcément mécontent. La situation était inextricable car le budget négocié était insuffisant et l’équipe en sous-effectif.

De manière assez fortuite, il a été demandé au designer de prendre en charge le projet afin d’en augmenter la qualité et, bien évidemment, de le rendre rentable. C’est tout naturellement que le créatif s’est appuyé sur sa posture de designer et sur la méthodologie du design thinking en vue d’apporter des solutions innovantes.

De l’analyse du contexte à la recherche de sens, en passant par l’analyse des besoins et la reformulation de la problématique

Après analyse du contexte et afin de mieux appréhender la problématique, la première question posée a été celle du sens du projet pour les personnes de l’équipe : « Il s’agissait là d’un travail qui, socialement, ne servait à rien, et il était donc d’autant plus stupide de l’exécuter dans une telle souffrance». Le designer se donna alors pour mission de « donner aux membres de l’équipe une raison d’avoir envie de se lever le matin ». Il choisit pour cela un objectif certes ambitieux mais qui faisait sens et qui ne pouvait qu’être partagé: le plaisir au travail.

Le processus itératif de recherche de solutions

Il informa son équipe que l’objectif initialement perçu comme irréaliste se ferait par étapes, de manière expérimentale. Une certaine marge de manœuvre lui était donnée par l’organisation matricielle et les objectifs globaux (et non pas individuels). Il a alors fortement affirmé, à un niveau managérial, le droit à l’erreur. Son leitmotiv était : « Je ne vous reprocherai jamais de vous être trompés mais toujours de ne pas avoir essayé. »

L’organisation a ensuite été repensée : deux chefs de groupes et des chefs mobiles, et ils ont convaincu le client de se réorganiser de la même manière afin de pouvoir fonctionner en miroir. L’ensemble du process était décidé, puis testé ensemble, la responsabilité en devenait ainsi partagée.

La mise en forme de l’équipe

Enfin, le designer a créé des rituels afin de donner forme à une façon d’être et de renforcer l’esprit d’équipe. Dans un environnement en crise, le rite est une manière efficace d’alléger des contraintes et de construire une nouvelle manière de vivre ensemble. La ritualité est pour lui une vraie matérialité. Il cite en exemple le scoutisme, au sein duquel les rites reconstruisent très vite les murs d’une maison.

Il a par exemple institué le standing meeting tous les lundis matins et le goûter de 16 heures. Ce fut très efficace. Le standing meeting rompt de manière subtile avec la contrainte de la posture assise et permet de démarrer la semaine sur une note moins contraignante. Il donne également l’opportunité informelle à chaque employé de faire une annonce et d’échanger plus spontanément avec ses collègues. Le goûter de 16 heures introduit quant à lui une notion d’enfance, de régressif, d’innocence, de care, avec un côté paternaliste. C’est une formalisation, donc, une institutionnalisation, de la pause collective dédiée au lâcher-prise.

Les résultats furent rapidement très probants

La situation s’est vite détendue. Du temps a été libéré car les processus ont très vite été optimisés. Le niveau d’innovation a augmenté, tout comme la qualité du travail et les propositions proactives, donc hors contrat et sur-facturées. Au bout d’un an et demi, le chiffre d’affaires a augmenté de 30 %.

Le cercle vicieux a donc été désamorcé et transformé en cercle vertueux. Les deux points de départ déterminants ont été le partage d’un objectif commun (le plaisir au travail) et la valorisation de l’erreur.

Pour la direction de l’entreprise, les résultats ont largement dépassés les espérances.

Aurélie Marchal

Ancienne auditeur interne bancaire, j’ai appris à faire des diagnostics et à émettre des préconisations. D’esprit très critique, à la recherche de sens et de résultat, j’ai beaucoup questionné la pertinence de ce qu’on m’inculquait et l’état d’esprit sur lequel cela reposait. Je me suis formée à d’autres démarches qui reposent sur d’autres états d’esprit (Design Thinking, Creative Problem Solving, Approche Neurocognitive et Comportementale, Lego Serious Play, Coaching, Communication Non Violente) et j’ai créé ma propre approche que j’améliore sans cesse depuis 2011 et qui aboutit à des résultats très pertinents.